La consommation régulière de tabac, d’alcool et de drogues récréatives est un enjeu de santé générale. Un grand nombre de nos concitoyens en conviennent. Moins connues sont les conséquences de ces consommations sur la viabilité des traitements dentaires complexes, notamment les reconstructions prothétiques et implantaires dont la pérennité dépend de l’équilibre biologique des tissus de soutien et du contrôle des parafonctions. 

Le dentiste occlusodontiste ne peut simplement éconduire ces patients à risque, alors qu’il se trouve en position privilégiée pour identifier ces situations et initier un dialogue préventif. Il pourrait utilement jouer un rôle dans les soins de premières intentions, avec l’aide de son équipe, pour peu que la formation soit adaptée pour aborder utilement ces questions.

Comment aborder ces sujets avec tact et mesure, dans un démarche d’aide pragmatique évitant un préchi-précha stigmatisant ? Le praticien aura besoin d’outils communicationnels appropriés, auxquels il aura idéalement formé son équipe, ne serait-ce que pour motiver l’orientation vers un réseau de professionnels compétents. 

La modération de la consommation de substance délétères n’est pas qu’une affaire de connaissance. Cependant c’est une étape utile. Ainsi, après des années de campagne de sensibilisation, l’Observatoire français des addictions et tendances addictives constate un recul de la consommation de tabac et d’alcool. Ils « sont désormais plus souvent perçus comme dangereux, y compris à faible dose ». Cependant « la diffusion élargie des psychostimulants [cocaïne ou de l’ecstasy/MDMA]  représente l’une des grandes tendances de ces dernières années […] Quant au cannabis, il demeure la drogue illégale la plus consommée, avec 900 000 usagers quotidiens. » 

Comprendre les liens entre consommation de substances et dégradation bucco-dentaire est sans doute un premier pas vers une prise de conscience et, espérons-le, vers une démarche de réduction des risques. Bien qu’il ne soit pas très simple d’expliquer les mécanismes pathologiques complexes et intriqués : xérostomie, dysbiose microbienne, érosion et caries rampantes, atteinte parodontale, bruxisme destructeur, complications péri-opératoires et défaut d’observance thérapeutique. 

Face à autant d’obstacles aux soins, il est donc d’usage de réorienter avec des résultats incertains. Au vue de l’ampleur des enjeux et des difficultés à trouver des ressources en matière de santé mentale, on pourrait se demander dans quelles conditions le premier praticien concerné pourrait agir utilement. Il pourrait ne pas se déclarer incompétent d’emblée, d’autant qu’il a pu établir une relation de confiance avec son patient. Il pourrait assurer une information thérapeutique circonstanciée, et au détour d’une demande d’aide ciblée sur l’état bucco-dentaire, ouvrir une conversation non stigmatisante.

L’essentiel étant d’établir une relation de confiance, dans laquelle la personne peut ressentir sécurité et respect de sa liberté, il s’agirait, sans jugement moral, d’engager conversation sur les conséquences des habitudes délétères et sur les bénéfices d’une abstinence ou d’une réduction significative de consommation sur la santé buccale sont rapides et tangibles : amélioration de la salivation, réduction de l’inflammation gingivale, meilleure cicatrisation, diminution du bruxisme… Sans compter les bénéfices pour la santé générale de la personne.

Outils thérapeutiques : conversation motivationnelle et dialogue stratégique

Comment aborder les sujets embarrassant ? Le dépistage peut s’appuyer sur l’AUDIT-C, questionnaire validé de trois questions évaluant fréquence et quantité de consommation d’alcool, intégrable au formulaire d’anamnèse standard. L’objectif n’est pas d’établir un diagnostic psychiatrique mais d’ouvrir un espace de parole où le patient pourra évoquer ses préoccupations. La restitution des résultats doit rester factuelle, reliée aux observations cliniques bucco-dentaires, et solliciter l’autorisation du patient avant d’approfondir : « Vos réponses indiquent une consommation dépassant les seuils recommandés. J’observe également une érosion de l’émail. Seriez-vous d’accord pour en discuter quelques minutes ?». Le consentement est une étape indispensable, demander régulièrement la permission du patient lui permet de sentir notre intention de respecter sa liberté. Une condition pour que la personne puisse se sentir en sécurité dans une conversation qui doit être explicitement couverte par la confidentialité du dossier médical.
 

L’entretien motivationnel, développé par Miller et Rollnick, offre un cadre méthodologique éprouvé pour ce type d’échange. Il s’agit d’un style de communication collaboratif, non-jugeant, visant à explorer l’ambivalence du patient (coexistence de motivations contradictoires face au changement) et à renforcer sa motivation intrinsèque. Quatre principes cardinaux structurent cette approche : exprimer l’empathie par une écoute active sans jugement moral, développer la discordance en aidant le patient à identifier le décalage entre ses comportements actuels et ses valeurs profondes, rouler avec la résistance plutôt que la combattre frontalement, et renforcer le sentiment d’efficacité personnelle en soulignant les réussites passées du patient.

Le dialogue stratégique, développé par Giorgio Nardone dans la lignée des thérapies brèves est une approche très utile pour accompagner la réflexion d’une personne moins disposée au changement… et éviter un dialogue de sourd contreproductif (voir ici l’article concernant son application dans le contexte de la première consultation occlusale et dans l’accompagnement à la gestion des parafonctions).

Motiver et orienter stratégiquement

Lorsque le patient manifeste une réceptivité à l’idée d’un accompagnement, l’orientation vers un praticien formé aux thérapies brèves systémiques et à l’hypnothérapie constitue une alternative non pathologisante. Les thérapies systémiques considèrent les comportements dans leur contexte relationnel (famille, couple, travail) et leur fonction adaptative : la consommation peut remplir un rôle de régulation émotionnelle ou d’affiliation sociale. Cette compréhension déstigmatise profondément le comportement en le reconnaissant comme une stratégie de coping cohérente avec le contexte de vie, même si elle coûteuse. Le travail thérapeutique visera à co-construire des alternatives plus satisfaisantes et moins délétères.

L’hypnothérapie, ou plus exactement les processus hypnotiques, sont fréquemment utilisés par les praticiens systémiciens, afin d’améliorer la qualité de la communication et de la relation, renforcer la motivation au changement, gérer les compulsions et développer des stratégies alternatives de régulation émotionnelle. Cette approche peut aussi aider les patients à accepter certains ressentis sensoriels a priori intolérables (Lire ici l’article « Hypnose conversationnelle et accompagnement des personnes souffrant de douleurs orofaciales chroniques associées au bruxisme).

Une approche stratégique et systémique proposée au cabinet présente plusieurs avantages pour les patients réticents face aux structures spécialisées en addictologie, par ailleurs difficile d’accès. Cette approche de proximité, repose sur une méthodologie de thérapie brève (5 à 20 séances), orientée solution plutôt que problème. Elle ne pathologise pas la consommation et peut accompagner une démarche de réduction contrôlée plutôt qu’exiger l’abstinence d’emblée. Le cadre libéral préserve confidentialité et discrétion.

Le praticien dentaire peut présenter cette orientation en termes simples : « Les thérapeutes systémiciens s’intéressent au contexte dans lequel votre consommation se produit, aux fonctions qu’elle remplit dans votre vie quotidienne. Plutôt que de vous considérer comme ayant un problème personnel à résoudre seul, ils examineront avec vous comment réorganiser certaines choses pour que cette consommation devienne moins nécessaire. C’est un accompagnement court, pratique, qui respecte votre rythme. »

La réussite de cette démarche d’orientation repose sur trois piliers : une relation de confiance fondée sur une communication empathique et non-jugeante, une présentation claire et démystifiante de l’approche thérapeutique proposée, et un réseau de praticiens compétents avec lesquels collaborer. Le praticien dentaire devrait disposer d’une liste actualisée de thérapeutes systémiciens et hypnothérapeutes, avec coordonnées précises et descriptions de leurs approches. 

Illustration d'un dialogue stratégique

Voici un exemple de dialogue stratégique illustrant ce qui peut se passer pendant une première séance avec un systémicien, psycho-praticien formé à l’approche stratégique systémique issue des travaux de l’Ecole de Palo Alto (voir le site de LACT.fr ou sypres.org pour plus d’information). La personne désignée ici sous le nom de patient, est un homme de 57 ans, freelance pour la télévision. Il est orienté par son dentiste qui a conditionné la poursuite des soins à une approche transdisciplinaire impliquant le management du stress et du bruxisme. L’attente implicite du praticien est que son correspondant aide le patient à prendre ses responsabilités dans les facteurs de dégradation de sa santé bucco-dentaire qui mettent en échec les soins de réhabilitation. 

**Systémicien.ne** : Bonjour, je vous remercie d’être venu aujourd’hui. Pouvez-vous me dire ce qui vous amène à consulter ?
**Patient** : C’est mon dentiste qui m’a forcé à venir. Il dit que je dois gérer mon stress avant qu’il puisse me soigner correctement. Je ne vois pas en quoi mes problèmes dentaires ont un rapport avec le stress.

**Systémicien.ne** : Vous avez l’impression que votre dentiste vous impose cette démarche sans que cela vous semble justifié ?
**Patient** : Exactement. Il prétend que je serre trop les dents la nuit et que ça aggrave mes problèmes de gencives. Mais franchement, je pense qu’il cherche juste à me faire changer mes habitudes de vie alors que ce n’est pas son rôle.

**Systémicien.ne** : Comment vivez-vous cette situation où votre dentiste semble s’intéresser à des aspects de votre vie qui, selon vous, ne le concernent pas ?
**Patient** : Ça m’énerve. Je vais chez lui pour mes dents, pas pour qu’il me fasse la morale sur ma façon de vivre. Il insinue que mes problèmes viennent de mon stress, de mon sommeil perturbé et même de ce que je consomme. Je trouve ça déplacé.

**Systémicien.ne** : Si je comprends bien, vous ressentez une forme d’intrusion quand il aborde ces sujets. Est-ce que ces difficultés de sommeil dont il parle sont quelque chose que vous constatez vous-même ou est-ce uniquement son interprétation ?
**Patient** : Non, ça c’est vrai que je dors mal. Je me réveille souvent fatigué, avec des douleurs à la mâchoire. Mais ça n’a rien à voir avec mes dents.

**Systémicien.ne** : Ces douleurs à la mâchoire, elles sont présentes tous les matins ou seulement certains jours ?
**Patient** : Presque tous les matins, surtout quand j’ai passé une journée stressante la veille.

**Systémicien.ne** : Avez-vous remarqué si ces douleurs sont plus intenses après des journées particulièrement difficiles ou c’est plutôt constant ?
**Patient** : Maintenant que vous me posez la question… c’est vrai que c’est pire quand j’ai eu des emmerdes au boulot. Mais tout le monde a du stress, je ne vois pas pourquoi je devrais changer mes habitudes pour ça.

**Systémicien.ne** : Face à ce stress quotidien, avez-vous plutôt tendance à chercher à l’évacuer d’une manière ou d’une autre, ou essayez-vous de l’ignorer ?
**Patient** : Je me détends comme je peux le soir, avec quelques verres et parfois un joint. C’est ma façon de décompresser, je ne vois pas où est le problème.

**Systémicien.ne** : Donc pour vous, cette façon de décompresser est une solution à votre stress plutôt qu’une partie du problème ?
**Patient** : Bien sûr que c’est une solution ! Sans ça, je n’arriverais même pas à dormir. Je veux même pas en discuter avec mon dentiste, il me dirait que je dois arrêter tout ça. hein ? Alors que c’est la seule chose qui m’aide.

**Systémicien.ne** : J’entends que ces habitudes vous semblent nécessaires pour gérer votre stress. Avez-vous déjà essayé d’autres méthodes pour vous détendre avant de dormir, ou celle-ci vous semble la seule efficace ?
**Patient** : Je n’ai pas vraiment essayé autre chose. Quoi…? ce serait mieux des médicaments ? Pas question de psy, hein ? Pourquoi changer quelque chose qui marche ?

**Systémicien.ne** : Vous dites que ça marche, mais en même temps vous mentionnez des douleurs à la mâchoire et un sommeil perturbé. Pensez-vous que votre méthode actuelle vous aide vraiment à bien dormir ou qu’elle vous aide simplement à vous endormir ?
**Patient** : … Je n’avais pas vu les choses comme ça. C’est vrai que je m’endors, mais je ne dors pas forcément bien.

**Systémicien.ne** : Selon vous, ce serrement de dents dont parle votre dentiste se produit-il plutôt quand vous êtes conscient de votre stress ou justement quand vous pensez l’avoir évacué ?
**Patient** : Je ne sais pas… je ne me rends pas compte que je serre les dents. Ça doit se passer pendant mon sommeil.

**Systémicien.ne** : C’est intéressant. Votre corps semble continuer à exprimer ce stress même quand vous pensez l’avoir géré. Si vous deviez imaginer une échelle de 0 à 10 – 0 étant le moment où vous avez consulté votre dentiste pour la première fois, et 10 quand vous pourrez dire : « mon problème de bruxisme est résolu » – où est-ce que vous vous situez aujourd’hui ?
**Patient** : Je dirais peut-être 2 ou 3. En admettant que ce soit un problème… ça m’étonnerait que vous puissiez y changer quelque chose… je ne vois pas comment le résoudre. 

**Systémicien.ne** : C’est une question qui mérite d’être peut-être explorée… (Le patient hoche la tête…) 
J’aimerais vous proposer une expérience pour la semaine à venir, même si je me demande si ce n’est pas trop difficile. Plutôt que de changer immédiatement vos habitudes du soir,  je vous suggère simplement d’observer attentivement comment vous vous sentez le matin au réveil. Notez mentalement l’intensité de vos douleurs à la mâchoire sur une échelle de 0 à 10, et essayez de vous rappeler comment s’est passée votre soirée la veille. Ne changez rien pour l’instant, observez juste ce lien. Seriez-vous d’accord pour faire cette observation ?
**Patient** : Je ne dois rien changer, c’est ça… juste observer ?

**Systémicien.ne** : Exactement. Parfois, comprendre les connexions entre nos habitudes et nos symptômes est la première étape vers un changement qui nous convient. Nous pourrons discuter de vos observations lors d’une prochaine rencontre.

Pour la formation des praticiens et de leur équipe

La consommation d’alcool ou de substances psychoactives représente une menace multidimensionnelle pour la santé publique, la santé globale mais aussi la santé bucco-dentaire et la pérennité des soins de reconstruction. Le dentiste-occlusodontiste ne saurait  simplement éconduire les patients « à risques » alors que par une formation adéquate il pourrait engager un dialogue stratégique avec les personnes à risques. En investissant dans ces compétences relationnelles et ces partenariats, le chirurgien-dentiste devient un acteur préventif majeur dans la santé globale de ses patients.

Sans doute que le praticien devra s’appuyer sur son équipe et ses assistant.e.s pour relayer l’information thérapeutique d’une manière acceptable pour chaque personne concernée. Il s’agit de prendre le temps nécessaire pour établir la relation, en proximité pour contourner les difficultés de l’orientation à un tiers inconnu. Rappelons qu’il s’agit de compétences qui ne sont pas spécifiquement développées par la formation des chirurgiens-dentistes mais peuvent être sourcées auprès de personnes formées à la Clinique de la relation. Dans un contexte de promotion de la transdisciplinarité, incarné par les maisons de santé, il n’est pas interdit d’imaginer le développement d’équipes transdisciplinaires constituées avec des professionnels compétents autour du dentiste-occlusodontiste.

Face aux défis, une approche systémique s’impose, intégrant prévention, dépistage précoce, information thérapeutique et orientation vers des structures spécialisées d’addictologie. Le
dentiste-occlusodontiste ne peut réussir seul : la collaboration avec médecins addictologues, psychologues, nutritionnistes et travailleurs sociaux est indispensable pour accompagner globalement ces patients vulnérables.